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L'art de rentrer dans le lard du sujet

Rêveries d’un promeneur solitaire

Samedi 22 juillet, 20h30, j’ai besoin de marcher. Les souvenirs me rattrapent ; je ne peux pas courir plus vite qu’eux. Combien de temps, combien d’années déjà que tu n’es plus là ? Dans le lointain, sur la place de Péruwelz, les manèges font leur tintouin, mais ma tête n’est pas vraiment à la fête.

Il y a combien de temps déjà ? C’était en 2015, tu avais emmené Louane à la foire ce dimanche-là. Tu l’avais promenée dans le parc et les attractions. Vous étiez revenus avec une grosse peluche : une souris avec une tétine dans la bouche. Ce sera pour elle ton cadeau d’adieu. Moi, j’étais resté à ta maison à regarder l’arrivée du Tour de France. Je ne réalisais pas que cette arrivée cachait un départ définitif, le tien. Trois jours plus tard, boum patatra, un coup de fil m’annonçant que tu n’étais plus de ce monde. C’est un peu horrible, j’avoue, pas de tristesse, mais quand même, quelque chose est parti avec toi. Quelque chose est aussi resté avec moi, comme transmis.

Je m’attarderai sur la transmission agréable. Pour la désagréable, j’ai de quoi développer tout un volume, et d’ailleurs je ne m’en prive pas. Mais ici, je voudrais m’attacher surtout à ce legs positif que tu m’as laissé, que tu as laissé. Un goût pour la pédagogie, un souci de t’occuper de tes petites-filles, un besoin d’être connu et reconnu. J’aurais quand même préféré que nous ayons eu une relation moins conflictuelle. Pourquoi diable voulais-tu instituer une relation de pouvoir là où il n’y en avait pas besoin ? Je cherche toujours à comprendre. Peut-être une maladie familiale ?

Bref, tu as fini la symphonie déconcertante de ta vie sur une note agréable, et grâce à l’effet de récence, tu laisseras une marque positive. N’est-ce pas l’essentiel ?
Ce que je peux te dire également, c’est que depuis que tu es parti, je me sens le prochain sur la liste. Qu’est-ce que ça peut me motiver ! Du côté masculin, ce sera moi. Fatalement, il n’y en a pas d’autres ! Je suis l’ultime maillon de la chaîne en extinction des Monsieur Rivière. Comme le dernier des Mohicans. Je voudrais au moins une fin glorieuse, faute de transmettre un garçon à la prochaine génération. Heureusement, il reste des petites filles, mais pour le nom Rivière, ça me semble compliqué qu’il puisse perdurer.

Que reste-t-il après la fin ? Les souvenirs, une photo dans un cadre et puis, quand les gens qui se souviennent de vous seront partis, plus rien ! Ah ! Cette fichue quête de l’immortalité ! Ce grand œuvre de la continuité ! Restera-t-il même de l’humain un beau matin ? Vanité des vanités, tout est vanité. Et pourtant, tous ces liens, toutes ces relations, tout ce tissu social, tout ce tissu familial qui se déroule, s’enroule et nous roule dans la farine d’un pain à partager pour notre humanité. Quel sens a cette vie ? Quel sens a cet oubli ? Une œuvre à laisser ? Encore faut-il qu’elle survive, qu’elle nous survive, et pour combien de temps encore ? Tout le monde n’est pas un Platon, tout le monde n’est pas un Montaigne, tout le monde n’est pas un Blaise Pascal, tout le monde n’est pas Jean de La Fontaine ni Jean-Jacques Rousseau, promeneur solitaire sur cette terre.
Et si l’humain disparaît, que restera-t-il ?

Vanité des vanités, poussière sur le confetti de la terre. Quel sens de chercher ce sens quand on n’est qu’une poussière dans cet univers ? Je me le demande souvent.

Désolé papa, je te donne peut-être mal à la tête avec mes états d’âme. Au cas où tu aurais encore la possibilité d’avoir mal à la tête ou de m’écouter, car en définitive, peut-être es-tu bien tranquille, installé dans ton néant. Peut-être es-tu comme certains aiment à le peindre, une étoile brillant dans notre ciel, c’est très joli et poétique, mais peut-être aussi un rien, trop beau pour être vrai. La loi de la Nature, c’est que quand les atomes finissent d’être rassemblés pour remplir leurs tâches, ils se séparent et retournent à d’autres tâches. Atomes en fusion, fission, énergie, univers quantique, trou noir. Un jour, quelque part sur une petite planète perdue, des cerveaux ont commencé à prendre conscience du monde dans lequel ils vivaient, et depuis, quelle aventure ! Ils se sont mis au centre de l’univers, alors qu’ils n’en sont qu’un point, mais de leur point de vue, ils sont au centre. Se voir au centre ou voir du centre, quelle perspective, mais se croire le centre, quelle erreur ! Pauvre homme, pauvre être humain qui se croit si grand, ce roseau pensant, mais si peu aussi en vérité.

21h10, je suis à la moitié du chemin, des lapins gambadent dans les prés, ils s’égayent dans tous les sens. J’ai faim. Quelle conscience un lapin a-t-il de cette vie où il gambade entre herbe et serpolet ? Je n’en sais trop rien, je ne peux qu’imaginer. Quelle vision un lapin a-t-il du bonheur ? Je n’en sais rien, je ne peux également qu’imaginer. A-t-il un sens à sa vie de lapin ?

Merde, voilà qu’il pleut, il serait temps que je rentre avant d’être trempé. Parfois, il faut que la réalité vienne nous tirer du rêve éveillé.

L’eau est là, elle tombe, elle dissout les éléments. Chaque élément s’éclate en particules qui se dispersent. Ainsi en va-t-il de nos atomes, qui retourneront un jour au grand tout et qui, bien qu’ils ne forment plus un tout, constituent d’autres entités.

Il en va de même pour tout ce que nous avons accompli : c’est comme une chaîne de transmission qui ne cesse de se propager à travers le temps. Notre existence laisse des empreintes, des souvenirs, des idées qui continueront à influencer ceux qui viendront après nous. Mais comme dans l’âme des poètes, le nom de l’auteur est perdu. Comme dans le désert de White Sands, au Nouveau-Mexique, les traces, les empreintes d’un humain persistent, mais on ne sait plus qui était ce dernier.

Au-delà de cette transmission matérielle, il subsiste également des souvenirs intangibles, des émotions partagées, des moments de bonheur et de tristesse qui se fondent dans l’histoire collective de l’humanité. Chaque vie, aussi insignifiante soit-elle à l’échelle de l’univers, contribue à tisser la trame complexe de l’expérience humaine.

Peut-être que l’immortalité ne réside pas dans la quête égoïste de laisser une trace indélébile, mais plutôt dans le fait de se fondre harmonieusement dans cette symphonie de la vie. Accepter que tout est éphémère, mais que ce caractère fugace est justement ce qui donne de la valeur à chaque instant.

Ainsi, que nous soyons des étoiles brillantes dans le ciel ou de modestes promeneurs solitaires, notre destinée commune est de participer à ce grand ballet de l’existence. Vivre intensément, aimer, partager, apprendre, grandir : tout cela compose notre passage éphémère sur cette petite planète perdue dans l’immensité de l’univers.

Et donc, lorsque viendra notre propre « dernier tour de piste », nous pourrons être satisfaits d’avoir contribué, à notre manière, à cette danse cosmique, sachant que nos actions, nos mots et nos rêves auront trouvé leur place dans le vaste tableau de la vie, là où tout se termine et tout commence.

Alors, promeneur solitaire, continue ton chemin, laisse tes traces dans le sable du temps, et que la beauté de l’éphémère te guide vers un sens profond, celui qui se découvre au cœur de l’instant présent. Et ainsi, peu importe la fin, car dans l’infini de l’univers, tout est relié, tout est un.