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Ironique et Sarcastique L'art de rentrer dans le lard du sujet Les essais de Pascal Rivière

La Mise en Cène

INT. SALLE À MANGER ÉCLAIRÉE À LA LAMPE À HUILE – SOIR DE PESAH

Une pièce aux murs fatigués, une longue table branlante, douze types qui se grattent la barbe en attendant leur ration de pinard rituel. Au bout, le Boss : Jésus, dit « le Nazaréen », yeux mi-clément, mi-calcul. L’homme a le regard qui juge sans lever le glaive.

JÉSUS (à voix basse, comme s’il causait au destin)

— J’ai pas rameuté toute cette clique pour jouer aux dominos. Ce soir, on se met à table… au sens propre comme au figuré. Y en a un dans le lot qui a les poches pleines de silence et la conscience pleine de pièces. Et ce Judas-là, il va finir par cracher le morceau. Je veux que ça sorte avec le vin.

Il tape dans les mains. Jean, le doux, sursaute. Pierre, le teigneux, roule des épaules comme un lutteur. Thomas, lui, regarde son assiette comme s’il attendait un miracle gastronomique.

JÉSUS (en levant son verre)

— Mes frères. Ce soir, c’est pas que le pain qui va être rompu.

PIERRE (bourru)

— T’as un truc à balancer, patron ? T’as l’air d’un parrain qui mâche un sermon avec du gravier.

THOMAS (sceptique, comme toujours)

— Encore une parabole ? T’en as une pleine besace, mais là j’préfèrerais des réponses et un dessert.

JEAN (d’un ton doux mais inquiet)

— Maître, ton regard fait des trous dans l’âme. On dirait que tu sais quelque chose que nous, on n’a même pas flairé.

JÉSUS (souriant avec une grimace triste)

— Je sais tout, les gars. Même quand vous avez le silence en bandoulière, moi, j’entends les pièces qui tintent dans les poches de l’hypocrisie.

Les regards glissent, les couverts ralentissent. Judas s’étrangle avec un bout de pain azyme. Il essuie sa bouche d’un geste trop vif.

JUDAS (d’un ton pâteux, sirupeux à souhait)

— Seigneur… pourquoi tu me regardes comme un percepteur qui aurait trouvé une doublure à César ?

JÉSUS (en plantant son regard dans le sien)

— Parce que t’as la langue d’un serpent qui a fait des heures supp’ chez les Romains. Tu fais le doux, mais tu pues la trahison à dix stères. Et je sens que ce soir, ça va déraper façon vendange amère.

PIERRE (bondissant de sa chaise)

— Quoi ? Tu vas nous balancer que l’un d’nous joue les balances ? J’vais lui refaire le portrait à coups de paraboles en travers la tronche !

THOMAS

— Minute, Pierre… Jésus, tu veux dire que l’un d’nous file des infos au Sanhédrin ? Qu’on est assis à la même table qu’un corbeau en sandales ?

JÉSUS (en montrant un bout de pain)

— Celui à qui je file ce pain-là, c’est lui qui a troqué son âme contre trente bouts de métal. Une bouchée pour Judas, une trahison pour l’éternité.

Judas devient vert comme un olivier malade. Il prend le pain. Le silence tombe. On entendrait une mouche prier.

JUDAS (la voix fêlée, l’argot tremblant)

— Bon, ça va… j’vais cracher le morceau. J’ai vendu la boutique. J’ai balancé le nom, l’endroit, la tronche. Ils viendront. J’ai pas pu m’empêcher. L’argent… le regard qu’ils avaient… la peur que j’avais…

PIERRE (hurlant)

— Traître à sandales !

JÉSUS (en posant une main sur l’épaule de Pierre)

— Laisse. Fallait qu’il joue son rôle. Même la trahison a son heure. Le plan divin, c’est pas un opéra où tout le monde chante juste. Y a toujours un Judas pour faire la note fausse, celle qui fait pleurer l’humanité entière.

JEAN (les yeux embués)

— Et toi, tu savais, et t’as rien dit ?

JÉSUS

— J’ai pas dit. Mais j’ai préparé. On appelle ça une mise en cène, les enfants. Et quand l’histoire se répète, c’est toujours avec des couverts propres et des mains sales.

VOIX OFF (JÉSUS, INTÉRIEUR)

— À partir de là, les choses iront comme prévu. Croix, clous, larmes et renaissance. Mais ce soir, on a mangé ensemble. Lui, moi, les autres. Et on s’est mis à table… pour l’histoire et pour l’éternité.